L'usage du monde, Nicolas Bouvier.
Il ne me faudra que quelques
heures assise à lire pour retraverser tout le monde en sens inverse et me
retrouver à Roissy sous un fin crachin. Je n’avais plus aucune image précise de
l’automne en tête –un climatiseur qui irrite la gorge et bouche le nez – avant
de voir de mes yeux par le hublot le sol détrempé de l’aéroport. What the hell am I doing here. I don’t belong here. Une force quelconque me
conduit sans volonté me jette hors de l’avion (mauruuru, nana) et me déplace
dans les couloirs du terminal. Le spectacle qui défile ensuite par les fenêtres
du train me glace. Je mets mes yeux dans mes mains pour ne pas y avoir droit, à
cette région île de France qui entame son samedi, à ces champs vallonnés sous
la pluie.
Le décalage horaire, ma forme d'amour. Je trouvais que découper le monde en fuseaux et surtout, les
traverser, c’était être libre et avancer à pas de géants. Mais depuis ces jours
et ces nuits aux durées qui varient, plus rien n’est stable. Aux heures qui
s’allongent et rétrécissent sans qu’on n’arrive à les calculer, aux dates
toujours fausses à mes montres. Et chaque matin, je ne me souviens pas où je
suis, et je ne comprends plus du tout comment s’écoule le temps. J’ai le cœur
qui bondit comme des grenouilles en pleine nuit, un engourdissement qui me
saisit en plein jour. Fermer la fenêtre ne suffit pas à empêcher le froid
d’entrer dans les pièces. Et il n’y a plus de chauffage.
Rien ne vient à bout de cette
sensation poisseuse de vide, ni manger des tonnes de sucré, ni hurler en haut
d’une montagne. Elle disparait le temps de rire avec les petits loups, ou de
prendre un bon goûter, mais elle revient.
Je suis une étrangère en ma propre demeure. Les objets (mes objets) me
semblent désincarnés et comme ne m’appartenant plus.Tout est bizarre.
Le paysage dehors est magnifique
pourtant. Il me gèle jusqu’à la moelle mais les couleurs de l’automne sont
éblouissantes. Par instants je vois bien que la clef du bonheur c’est d’enfiler
un pull en laine et une écharpe, et de partir conquérir ces plaines et ces
vallées, appareil photo en bandoulière. Mais le temps d’attraper mon sweat et
je suis déjà repartie dans les limbes.
Avant de partir, je trimballais
une brique, et maintenant c’est comme si je n’avais même plus de toit sur la
tête. Je ferais mieux de croquer dans des pommes et des poires, aromatiser mes pâtisseries
à la vanille, et faire des soupes à l’oignon, plutôt que de me plaindre à
longueur de journée. Tout ça JE LE SAIS, mais JE NE PEUX PAS.
Normalement « être heureux c’est trop facile», mais
je n’arrive plus à m’appliquer ma propre recette du bonheur (un peu de pâte feuilletée, des pommes à feu doux, du caramel mou). Pourtant, je me l’étais promis (élo, promets, ne te laisse pas détruire), et je crois que ce
qui me blesse le plus dans l’histoire, c’est de ne pas arriver à honorer une
promesse que je me suis faite à moi, pour une fois.
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