lundi 23 février 2015

L'autre qui l'emporte


Déjà vécu ce moment. Celui-là, là.

Et tout à l’heure, il y avait quelque chose d’anormal dans la contemplation de ces quatre photos qui apparaissent alors qu’il tombe de la neige mouillée sur un château.
Leur cohérence, la manière dont on perçoit, plus que je ne l’aurais cru, la marche d’un observateur qui se dirige vers un jardin à la française. Observateur qui rejoint le pont, et commence à voir à travers les yeux du personnages qui s’y penchait sur les photos d’avant. Tu as dit que c’était comme si on voyait le passé en train de rejoindre le présent. Et il a fait très froid, plein de bourrasques au fond desquelles je t’entends rire. Et il y a un cygne sur la neige avec les ailes enflées comme une voile.
Les photos ont gondolé. Des gouttelettes irisées parce que j’ai soufflé dessus. Elles se dévoilent mal. Peinent à apparaitre.
Un malaise nait.
Dans ce moment qui, par son contenu, n’arrive pas à être ce dimanche-là.
Il ne va rien se passer. Rien. Pas plus de peur que de mal.
Et ensuite on s’est pris une voiture, un aquarium.
Je faisais autre chose, je n’ai rien vu, je n’ai eu le temps de contracter aucun des muscles qui servent à amortir, anticiper. Je l’ai pris juste comme il est venu, de plein fouet. Il parait que je me suis fait mal mais que j’aurai moins de courbatures et que je ne ferai pas de cauchemar de cette scène puisque je n’y étais pas.
Comme je ne l’ai pas vue, je ne l’ai que sentie.
L’univers est devenu petit et rétrécit. Il fait environ la taille de mes bras tendus devant moi. Il se termine là où mes mains ne peuvent plus toucher.
Est-ce que ça va avancer encore et l’on va être happés.
J’aperçois le rebord du puit, l’espace et le temps, liquides, épais et déformés. Quelque chose que je croyais incompressible se comprime. Tu dis que c’est le passage d’une vitesse à une vitesse nulle qui a fait ça. C’est l’ourlet de la galaxie. Comment te dire. Ce qui a eu lieu a duré une poussière de seconde, mais c’était merveilleux car je voyais la limite. J’ai repensé à l’énergie qu’on emmagasine en descente, et qui te fait peur.
Le temps se déploie. Le choc, dont on croit de dehors qu’il est un Dirac, point dans le temps, est un moment qui passe et qui contient plusieurs mouvements.
Je n’ai pas eu peur mais j’ai eu mal.
Je ne peux plus respirer.
Les photos.
Est-ce que je peux sortir de cette voiture ?
La collision n’est que la manifestation sous une autre forme, du malaise pressenti en bas du château. Le passé rattrape le présent.
Le choc restitue chacun à son vase clos. On devient des fourmis automatiques qui décrivent des cercles au petite malheur la chance, sur un bas-côté enneigé. Je ne marche nulle part d’autre que dans ma tête, une crise d’hermétisme comme elles le sont parfois. Je suis seule ici et ne compte que mon génome égoïste, il est vivant, étrange célébration. Je ne veux rien. Ni rentrer chez moi, ni que le froid cesse, ni que cette situation change. Elle va bien. Le monde fait 20m2 d’herbe mouillée maintenant, il s’est considérablement élargi et pourtant il est moins confortable. J’y aligné mes pieds, m’assois sur des pierres, ma tête est vide, vide, vide, enfin vide, enfin. J’ai juste mal au cœur en vrai et je ne souhaite plus rien.
Les gens sont gentils. Ils ne veulent pas que les jeunes soient blessés. Pourtant le reste du temps ils sont des cons.
Où sont mes photos.
Qu’on arrête de vouloir m’extraire d’ici.
Mais laissez-moi encore un peu dans la mort, merde.
J’ai beau vouloir la vie sous toutes ses formes, aujourd’hui, c’est l’autre qui l’emporte.

mardi 28 octobre 2014

Rouge et bleu


J’ai tort de me poser encore cette question et d’autres, après l’armistice. Mais un traité de paix a débarqué au milieu d’un champ de bataille et j’ai encore envie de tirer quelques balles juste pour rire, qui iront se perdre au gré des vents. Le paysage n’offre plus personne à viser, il ne reste plus qu’à m’en prend qu’à moi-même.
Je vois mon corps changer au rythme du retour à la raison. Ça va prendre tant d'ans. Le temps d’apprendre sans moi. J’ai envie de souffrir dans une telle mesure que je ne bouge plus de derrière la porte de la salle de bain. Où trouver la limite. Je soulève un paillasson qui a disparu. Je n’ai plus envie de voir qu’en rouge et bleu. Le dernier territoire qui m’appartienne. T. dit que du papillon, je suis en train de retourner à la chrysalide. Me ligoter les pieds et les mains dans la toile pour être sûre de ne toucher à aucune de toutes ces choses que j’ai envie de saboter.
La balle perdue je sais que je la prends mais avant même ça, mon corps l’a déjà acceptée. Comme si c’était un enfant, quelque chose que l’on couve, pour la suite. J’ai l’impression qu’elle va pouvoir éclairer depuis l’intérieur pareille à une lanterne, rendre mes côtes phosphorescentes. Dans le monde réel (ah oui parce qu’il y a ça aussi) c’est la rentrée des classes. Je n’ai pas pu dormir, frigorifiée par des rêves de carnets de liaison à signer.

Un faux pas qui nous rende exsangue


Ou captifs.
Je me vide de mon sang dans une poche, qui bascule d’un côté et de l’autre dans un mouvement incessant, avec un petit bruit de ventilateur. Je voudrais tout donner. Mes plaquettes, mon plasma, que mon sang continue éternellement à se transfuser dans un bac, pour qu’au fond de mes veines il n’en reste rien. Je ne veux plus de ce liquide qui passe en boucle et n’apporte rien de nouveau, que des éléments, des lipides, de l’oxygène. C’est toujours moi dans le marc au fond de la tasse, quoiqu’on m’ôte. Qu’on m’essore de ce jus qui ne sert à rien d’autre qu’à la vie. Une marre, sombre, il se balade dans le plastique comme les foies de volailles, je vais courir le 100 mètres pour avoir la tête qui tourne. Ce n’est pas un don, c’est juste une nouvelle manière de souffrir gratuit.
Si quelqu’un y trouve son compte et quoi faire de cette hémoglobine, tant mieux.
Je ressors dans le jour, qu’il fait jour, une jeune fille attend son rein, trois fois rien. Personne ne m’aide à porter mes courses, quand je reprends mon souffle au croisement. On me sourit à bout portant pourtant. Je n’y arriverai jamais, jusqu’à chez moi. Il fait trop chaud, c’est encore trop loin, pourquoi je porte aussi lourd, pourquoi je fais tout ça, pourquoi je m’inflige tout ça. Le rein est prélevé sur un donneur lointain. Je ne vais pas me laisser asseoir. Je vais préparer le dessert, qui n’aura aux yeux des autres pas le centième de la valeur qu’il aura pour moi, puisqu’ils n’auront pas surveillé le lait sur le feu comme du lait sur le feu, ou si leur vie en dépendait.
Aujourd’hui, la vie en dépend. Elle ne tient plus qu’à ça. Je me mords les lèvres pour ne pas trembler, la spatule en bois dessus-dessous. La crème devient cuivrée par stries, si je rate cette crème, la terre surement va s’arrêter de tourner.
Le rein palpite, prêt. Les boudoirs s'imbibent de rhum ambré. Il doit être tiède, des mains excitées veulent plonger dedans. Je me lèche les doigts, avant de me les mordre. Compatible en âge. L'odeur de la vanille malmenée dans l'écume du lait se répend dans l'appartement. Compatible, peut-être, en latéralité mais pas sûr que ce soit nécessaire. Je refuse de comprendre, le goût du vin, la saturation de mon palais pas le sucre du chocolat dissonent avec la tristesse. Pourtant elle surgit, un mélange salé et écœurant qui donne envie de vomir. Elle est incroyable et belle, la plus intrigante. Celle qu’il ne faut pas croiser. Avec laquelle il faut refuser de se prendre (perdre) au jeu, mener aveuglément par plus fou que soi. Devenir un héros (ça ne marche que quand on y laisse des plumes, sinon, qu’est-ce que c’est un héros ?). Une histoire d’amour, quoiqu’on en dise, c’est là que ça mène non ?
L’amour.
Le dessert est parfait. Le rein est vide. Il manque une telle quantité de sang dans cette journée. (A quoi ça sert que l’ambulance roule si vite alors ?). C’est le samedi entier qui est anémié. Une femme fatiguée va s’endormir hantée et une se réveiller sans ente. Un homme éveillé ne va pas réussir à s’endormir. P. n’est plus ni éveillé ni endormi.

samedi 12 juillet 2014

Loin du vent de novembre


Tu refuses de faire la course contre moi.
Dans un premier temps seulement, parce que ma déception provoque toujours une réaction de sursaut chez les autres. Puis tu me glisses à l’oreille « tu ne m’attraperas jamais » avant de partir comme un dingue au milieu du champ de pissenlits. Une fraction de seconde pour comprendre que le jeu a commencé, et je me lance à ta poursuite de toutes mes forces (je comprends ce que tu ressens) parmi les herbes hautes. Tu as raison, je ne t’attraperai jamais. Tu cours trop vite. Je suis bonne au sprint mais jamais suffisamment pour espérer te rattraper. Même si je marche sur une vipère, me tords la cheville dans un ruisseau, tombe dans un gouffre, me griffe les tibias dans les ronces ou l’aubépine.

Plus rien de tout ça ne me fait peur. Tu es loin mais je suis têtue. Mon souffle devient anarchique, mon cœur en feu, et des petits phosphènes dansent dans le paysage doré. Je ne lâcherai pas. Parce que je t’aime, parce que j’aime les courses folles, et que j’ai besoin de ces quarts d’heure de folie furieuse pour rester heureuse. Tu le sais, et tu fais demi-tour soudainement, pour m’éviter la crise cardiaque de la bourrique. Tu fonces sur moi, je crie parce que je ne supporte pas qu’on me coure après (je préfère qu’on me coure avant) et me jettes sur ton épaule comme on endosse son sac de sport. Tu me malmènes, je hurle, je ne peux pas m’en passer.
Tellement de fois, des hurlements en provenance de mes veines, des bulles, où tu restes concentré et sérieux alors que je perds le nord. Des pétages de plombs réguliers, sous l’œil d’abord interloqué puis désespéré de nos familles et amis.

Aujourd’hui, une lettre d’adieu dans ma boîte aux lettres, ton écriture fine et sans vague sous une mention by air mail, un timbre pour financer la recherche contre le cancer. Et c’est juste impossible.
Je l’ai lue d’une traite, en sautant plus de la moitié des mots et n’ai jamais eu la force de la relire. Les soirs de grande fatigue, je suis attirée par l’endroit où elle se trouve comme un aimant (comme un n’aimant plus), et c’est un fantôme qui presse en diagonale les deux coins les plus opposés du pli, et le fait lentement tourner d’une impulsion du pouce, comme le globe autour de son axe penché ou l’orbite de saturne.
Mettre le papier en route pour que le contenu déteigne à travers l’enveloppe. Un contenu différent, avec un entre les lignes dans lequel tu n’es pas en train de me dire au revoir. D’ailleurs tu n’es pas en train. Tu l’as fait, il y a des mois. J’ai recommencé à dévaler les escaliers de mon mouvement perpétuel, et en annexe, à perdre mes cheveux, rater la marche.

Aberdeen.
Même dans le Mc Do je ne reconnais rien. Pas de potatoes, pourquoi. Il me faut un accès wifi mais je ne parviens plus à faire la moindre démarche, car simplement, je ne veux plus avancer. Je serais prête à déserter d’ici sans voir la mer ni demander mon dû (la mer). Mais tu m’y as emmenée quand même. Une marre de pétrole plutôt, et loin, des points lumineux dont mon sens de l’orientation parfaitement inutile ne parvient pas à statuer sur la provenance. S’ils sont dans la direction d’où je viens, ou dans celle où je vais, où m’attend Manao Tupapau dans le rabat de mon boarding pass. Pensée vertigineuse, freiner le temps, je veux surtout n’aller nulle part d’autre que dans le passé ou le présent. La simple hypothèse d’un plus tard où tu seras absent fige l’intégralité de mon discours intérieur.

Impossible.

Il y a un horizon, je ne le vois pas mais je le sais. Je veux juste vomir mon menu Best of et quand je ferme les yeux, j’ai la rémanence d’un cerf pris dans les phares de la voiture, qui nous fixe un instant d’un regard étrange, et n’en finit pas de danser sur la route et la pupille.
Est-ce que tu l’aurais vu si je n’avais pas crié ?
J’ai dormi, il semble, sur la banquette arrière. Rêvé de passerelles en tissus dans un grand magasin, de mon monde qui s’effondre plus vite qu’un château de sable, des pas dans le vide qui viendront dans une heure. Je me suis réveillée avec le vertige doublé d’une émotion étrangère – l’émotion surement qui est celle de s’arracher à toi -- et ce n’était rien, rien, par rapport au reste.

Tu me regardes désemparé me noyer dans mon petit déjeuner continental d’aéroport. Des œufs brouillés parmi des litres de larmes, des yeux brouillés. Je crois que je vais me noyer. Au milieu des voyageurs. C’est toute ma base qui chavire devant le Relay. Il s’agirait de se dire au revoir (comment ?), je n’en ai pas la force, et ce sont trois, quatre, cinq pas dans le vide – ne pas se retourner -- qui m’en arrachent pour me déposer fanée  devant le contrôle sécurité. Il y a la vie avant le Relay, et le relai de la vie qui vient après le Relay.

Grenoble.
Ma décision passée par instant m’épouvante. Je me suis essorée sans que ça ne change rien. J’ai passé des jours et des nuits sur ce fastidieux travail de me tarir, derrière le hublot, à la douane, sur le rebord de la baignoire, en cherchant mon siège, vidant mon sac, dans le train, dans le tram, dans la rue, dans ma chambre, devant ma mère, au fond du canapé, pour moi-même. Sept ans à partager la même vie, de vie commune au sens littéral d’une vie pour deux (est-ce que ça suffit ?).
Après un tel déluge, t’avoir vu disparaitre à l’angle, plus une larme, plus la peine, que le monde parte en fumée, qu’une brèche m’engloutisse, que les autres me blessent, me maltraitent, me laissent des bleus partout je m’en fiche. Je ne veux plus pleurer, ni rire, ni de pissenlits, ni – surtout- d’amour.

Lyon.
Et je m’y suis employée à grande eau, à chercher un mur contre lequel me crasher. Par je ne sais quel mécanisme, j’ai fait comme tout le monde. J’ai commencé à faire des choses. Des petites choses d’abord, a. attraper mon sac, b. appuyer sur le bouton, c. descendre du wagon. Puis plus de petites choses jusqu’à ce que tout ça forme un tas dans lequel je ne me repose plus. Eros se démenant pour pousser thanatos en touche, mes mécanismes de défense opérationnels. J’ai commencé à m’agiter, puis à m’exciter dans tous les sens, les autres autour retenant leur souffle, hé, calme petite !
Ça va ?
ELO CA VA ?
Oui, ça allait très bien. Je me sentais pleine d’un énergie inconnue, une foule d’idée m’empêchant de dormir la nuit, plein de projets et aussi trop de café, des cigarettes, d’un homme barrette, de rhum charrette. Je ne supportais plus la moindre assise et, dès la seconde où mon corps entrait en contact avec une pièce de literie où une chaise, j’en bondissais malgré moi. J’ai cherché l’absolution (la dissolution) dans un travail acharné la semaine au cabinet. Juliette est entée un jour dans mon bureau et m’a trouvée en tailleur par terre au milieu d’un champ de bataille, la pièce sens dessus dessous. J’entreprenais dix choses à la fois en tremblant et en ne terminant rien, au milieu de photocopies, de puzzles, de stylos. Des cubes partout, des classeurs ouverts et éparpillés du sol aux meubles. Elle a frappé à la porte, le son m’a violemment extirpée de mon chaos, et c’est comme si je ressortais, hébétée, d’une rééducation neurologique.
Elodie ça va ?
Nuit blanche, footing, trajet. Ça allait. Réellement. Et quelques semaines plus tard, j’étais assise au milieu d’une pièce, occupée à rien d’autre qu’à perdre mes cheveux, du sang, un kyste de la taille d’un petit œuf de poule dans mon ventre. Ils se sont alarmés et m’ont poussée à grand coup de torchon et de gestes dans l’air vers la        salle d’attente du médecin. Mais c’était impossible. Je ne pouvais pas, parce qu’à ce moment-là, il était bien plus simple de me battre contre une hémorragie que contre quelqu’un d’absent.

Martigues.
Des semaines plus tard, soir du 24 décembre, j’ai besoin d’une pause dans le monde pour pouvoir pleurer. Sur le banc de l’église je regarde autour de moi et je n’y vois que du feu. L’assemblée chante douce nuit à notes retenues, mais mon cœur à moi est déjà quelque part dans le sud, à la recherche d’un lieu où les yeux de l’homme chignon et de l’homme barrette seront absents.
Il me faut quelques secondes pour réaliser que c’est ta Clio (LA CLIO) qui est garée dans mon allée. Et qu’il y a quelqu’un immobile derrière le volant. Au premier regard échangé je dois me retourner pour reprendre mon souffle et garder la face. Ton œil gauche se remplit d’une larme en biais, qui forme un petit triangle qui semble échapper à la gravité. Et instantanément mon propre regard est noyé. Je crois que si tu pars une nouvelle fois, je vais perdre tout ce qu’il me reste de cheveux. Si tu apparais devant la porte de mon appartement ou sur le seuil d’un autre lieu quotidien, je verrais toujours mon ombre courir vers toi jusqu’à s’effondrer dans tes bras, et les larmes fuseront comme du sang éjecté d’une plaie. A cause de cette chose vitale qui me relie à toi, puisée dans l’enfance qui n’a pas de barrière. Où que tu te caches dans la foule, je traverserai la pièce droit devant quitte à marcher sur un tas d’autres pour te rejoindre. Mais à chaque fois que je pense à nos retrouvailles c’est un bain d’eaux troubles accompagné du bruit d’une lame qu’on sort brutalement de son fourreau. Des larmes qui brillent comme un éclat furtif mais cataclysmique, des ravages et des arbres brisés, des plaies rouvertes et des cicatrices grattées, léchées. Nos retrouvailles sont au bout du sabre et restent figées dans le temps. Voilà, c’est exactement ça, te retrouver.

Francfort.
Encore ce syndrome HSBC, encore quelques mois plus tard. Tomorrow will be nothing like today. J’ai l’impression de toucher du doigt un monde qui aura lieu en dehors de moi, un angoissant monde d’or et d’argent, comme c’est toujours le cas quand je marche d’un pas excessivement rapide au milieu des terminaux alors que je ne suis pas si pressée que ça. Mieux vaut penser aux affiches de la banque qu’à autre chose.
Plus j’approche du lieu où tu m’attends et plus mon état est instable. Je suis de la matière en mouvement dans cet avion, la lumière est éblouissante à en donner mal à la tête et j’ai lutté durement pour ne pas faire partie de ces gens que je déteste, ceux qui choisissent le siège côté hublot (qui l’obtiennent) et qui dorment contre. Je n’ai même pas eu le hublot, pourtant je me suis levée tôt. Mais même au bord de mon allée où passe et repasse le chariot déjeuner, je ne peux pas lâcher et abandonner. Je ne peux pas dormir sinon je perdrai la notion du trajet, et je me croirais, une nouvelle fois, là où je ne suis pas. Je me laisse transporter dans n’importe quel cargo et n’ai même pas vérifié les détails du vol. Le pain au chocolat est plein d’huile de palme. Mais il fait terriblement soleil et je dépose l’angoisse qui m’a agrippée ce matin devant la porte d’embarquement, fouillant sans relâche dans mon bagage à main à la recherche des documents qui y sont, assurément. Mon cœur se crashant à l’idée de te revoir, mais surtout de devoir te quitter encore. J’ai encore vu Francfort en coup de vent. J’ai dérivé dans les Duty free à la recherche d’un cadeau à t’apporter. Ça fait peur d’arriver les mains vides, parce qu’il n’y aura rien à tendre à bout de bras entre toi et moi et le temps, que j’appréhende mon incontrôlable mouvement de recul en réponse à toute tentative d’approche. Je n’ai pas trouvé quoi acheter alors j’arriverai avec rien. (Quel objet, produit, naturel, fabriqué, lunaire, plutonique pourrait avoir un sens à l’arrivée, après autant d’année à s’aimer-se détester et vivre comme des lions en cage sous le même toit, et nos tête-à-tête dans la cuisine jusque tard, et mon départ, et ton départ ?). Laissons tomber le cadeau.
Edimbourg.
Quand je débarque, dernière passagère oubliée du vol, tu es toujours là à m’attendre. Tu m’aurais attendue jusqu’à la fin des temps. J’ai imaginé toutes options possibles, sauter de joie, faire une chose bête, te mimer un truc de loin. Mais pas celle de m’effondrer dès l’arrivée. Parce que ma petite valise bleue est perdue, que je suis incapable de la décrire à un Ecossais, que tu as perdu des kilos que tu n’avais déjà pas, dans un pull marin. Mais peu importe. Emmène-moi au Dogs, emmène-moi acheter des chaussures de pacotille à H&M en m’entraînant au milieu d’un Edimbourg familier et joyeux, pour que je puisse les tremper dans l’herbe mouillée de St Abbs Head. Dans un rayon de soleil, au milieu des falaises et des pingouins, d’un lieu qui m’a laissé une trace tenace, j’ai l’impression de revenir très lentement à la vie.
Bruxelles.
J’ai eu un minuscule coucou, à hélice même. Deux sièges pour moi, que je n’utilise pas parce que j’ai appuyé sur Play de l’i-pod et que Seamonkey a commencé, et je suis restée dans la position dans laquelle je me trouvais. Droite sur le siège, sans même toucher au dossier (j’aurais pu laisser mon dossier à quelqu’un et peut être payer mon billet moins cher). Moderat fait naître une anxiété, un peu schizoïde, même si elle ne mérite pas un tel mot, c’est l’essence qui s’en rapproche le plus. Le peu de passagers de l’avion dort (je me suis rendue compte que je suis souvent la seule à faire Lyon-Ecosse), et par le hublot on dirait que le monde est à feu et à sang, dans les artères enflammées qui apparaissent entre des nuages lourds de pluie.
Grenoble.
A chaque aéroport, de la matière m’a quittée. De la peau, de l’eau, des fragments d’os, des cellules, tout y passait, sans que je ne m’en aperçoive. Sans aucune forme d’autorité pour y régner, mon corps n’en a fait qu’à sa tête (quand le chat n’est pas là les souris dansent). Mais je ne peux pas passer toute une vie au bord de la baignoire, à contempler de loin la carrosserie d’une Audi, à laisser mes sandales s’imbiber d’eau sur le quai du tramway. Je voudrais, c’est la première fois, que ça s’arrête. De l’épuisement. Un état que je caresse de loin, sans vraiment vouloir l’admettre. La course prend fin d’un coup, au milieu d’une foulée. Je suis tentée de faire un pas de plus. Je vacille et je tombe assise sur mon lit. La chambre se remplit progressivement du silence contre lequel je me suis battue depuis bientôt un an. Il surgit comme un bourdonnement. C’est le solstice d’été, le plus long jour sans toi de l’année. La plus courte nuit blanche pour les pessimistes. J’ai cinq ans de plus dans le miroir. J’ai perdu tous les traits d’adolescence qui persistaient. Plusieurs cheveux blancs. Des cernes qui résistent à tout sommeil. Il faut que je m’attable devant le problème, que je lui donne un nom pour qu’il commence à exister et donc lui laisser une chance aussi de commencer à guérir. Je peine à l’écrire parce que ça fait infiniment mal : ce qu’il y avait avant et qu’il n’y avait plus après toi, c’est l’enfance.
A ce constat, je retourne me nicher dans l’abysse dans laquelle tu m’as connue, la faille de l’océan qui m’engloutissait tout entière, il y a longtemps. Dont tu m’extirpais, parfois, et dans laquelle tu me jetais, souvent. Mon démon personnel vêtu de bleu. Et l’angoisse archaïque qu’il charrie dans sa petite valise oubliée.  
Bonifacio, Lyon, Fare, Shieldaig, Hambourg, Banyuls, Glasgow, Cassis, Los Angeles, Saint Hilaire, San Sebastian, Paris, Chamrousse, Ajaccio, Carcassonne, Vias, Chantilly, Genève, Jurançon, Mahina, Grenoble, Biarritz.
Après tant de lieux partagés et de moments où l’on se tait – chacun dans lui-même – face à un paysage immense, comment peux-tu une seconde imaginer que l’on puisse se dire au revoir ?
On m’a dit qu’on n’efface pas la marque d’un amour délicat issu de l’enfance, ayant pris les coups de violence de l’adolescence, et s’étant confronté avec fracas à l’âge adulte (l’adulterie ? pourquoi il n’y a pas de mot pour ça ? Parce que ce n’est plus un processus mais une fin ?). On m’a dit ça avec une grande évidence, sans pourtant l’avoir vécu.
Que nous pouvons nous échiner à se fuir à travers l’Europe, déplacer des frontières et des fleuves, boire de n’importe quelle potion, chacun de nos gestes (se relever la nuit après un cauchemar, empiler les assiettes, enfiler un pull, couper une tomate, enfoncer ses poings sur ses hanches en arrivant à un sommet) portera une marque de ce que nous avons été ensemble. Puisque nous l’avons été dans le moment le plus sensible au changement. Nos synapses se sont modifiées en présence de l’autre. Ça ne sert à rien de nager à contre-courant, pour terminer éreintés dans la même mer. S’oublier, est-ce que c’est ce que tu essayes de faire aujourd’hui ? – ne fait pas partie des choix. Et bien que je comprenne ta décision, sa logique, son évidence et son caractère inéluctable, je ne comprends pas par quel sortilège tu la prends. Tu penses, à la vue de ma vie qui parait (si on y regarde de loin) se reconstruire, que le chapitre se clôt. Que tu n’existes plus car d’autres choses existent et t’ont Relayé. Sauf que quel que soit ce que j’empile comme Lego pour fortifier ma tour, garder des forces, vibrer, tu restes la plus grande part des fondations. J’ai peur sans toi, de ne plus jamais être la petite fille qui jetait des bouteilles vides contre les murs dans ses accès de rage, ou pire de le rester toujours. Tu restes, protégé du chaos par ta cloche de verre, la plus essentielle et fragile plante de ma serre tropicale. Je l’ai tellement contemplée que j’ai fini par tout accepter, même le venin qu’elle dégage.

On a dit, Je t’aimerai toute la vie.
C’est vrai.
Même si ce n’est pas de la manière que l’on croyait ou que l’on aurait voulu, tu restes mon hémicorps, mon hémi-champ.

mardi 1 juillet 2014

Elodée des marécages


Tu m’entends ?
Oui, non, dans cet état utérin.
J’entends mais loin et depuis un autre monde.
J’ouvre les yeux dans un fluide brulant, qui me dilate la pupille au maximum et fait baver les rayons du lustre de la salle de bain, qui deviennent des tâches d’huile et de taffetas. J’ouvre la bouche et dedans il y a un océan qui s’infiltre. Des poissons, tes yeux où dansent des bactéries au fond d’un cristallin limpide. J’ai envie de respirer. Je dois me faire violence pour ne pas le faire. Ma mère – alors que c’est de sa faute si nous en sommes là-- m’a répété mille fois de ne pas respirer avec la tête sous l’eau. Mais comment faire autrement que se noyer quand on a soif si viscéralement, que les poumons hurlent pour être remplis. Dans les premières secondes de ma vie je ne vois qu’en bleu, en apesanteur dans une piscine tiède. Il y a entre le reste du monde et moi ce voile déformant qui m’en isole pour toujours.

Une voix m’appelle depuis le rivage, je crois reconnaitre mon nom à travers la porte de la salle de bain, déformée par un liquide amniotique étrange.

Un drôle de choix, de donner naissance à La clinique du Grand Large, donnant comme une bombe à retardement l’occasion de devenir quelqu’un d’autre, le goût des choses salées, l’amour déraisonné des abysses. Un poisson terriblement désiré déploie des nageoires chiffonnées sous l’œil de sa maman. Elle découvre, tourmentée, dix doigts comme prévu au fond de la piscine, elle n’est pas ambidextre mais amphibie, encore reliée à son cordon qui l’oxygène dans son flottement.

Des moments de flottement, il y a en a eu tant d’autres ensuite.
Quand les choses vont mal, entre deux eaux. Devant une preuve d’amour, partir boire. Un verre d’eau pour que tout rentre dans l’ordre.

Je franchis la limite de la baignoire, m’assois au fond, l’eau monte jusqu’au moment où je vais pouvoir m’y dissoudre comme un cachet d’Aspirine et boire ma tasse, j’éprouve la même tension, le même appel bassement vital que celui qui aperçoit l’oasis après des jours de marche dans le désert. Je meurs de ma soif, et je me défais dans la seconde où je vais plonger.

Entrainée par le flot comme un embâcle, je reviens face à une mer trop loin. J’enlève chacun de mes vêtements de la même manière qu’on se débarrasse de sa peau, dans la frénésie qui commence à sourdre sous mes doigts. Sans préambule, je marche droit jusqu’à elle, fondamental et insondable Grand Large, pas de préliminaires entre nous, une entité immuable qui ne remue cil. L’eau est glacée et l’absence d’hésitation m’a coupé le souffle. Enfin, je sens mon corps se tendre vers quelque chose, un lieu où n’y a plus de dehors de dedans, d’après ou d’avant. J’ai froid, les lèvres bleues et déjà l’envie de me confondre avec toi revient au galop. Comme si je n’y avais pas encore cédé, comme si c’était le premier instant de la vie.

 

lundi 4 novembre 2013

Un al-gro-rimte rose-violet-rose-violet

Lilou me sourit malicieusement de toutes ses dents restantes sous la couette transformée en cabane. Elle est toute berchue. Je lui propose qu'on aille discrètement piquer des parts de gâteau dans le salon, sans que papi ne nous voie. Elle me regarde avec des étincelles dans les yeux et porte son petit index au rebord de sa bouche en signe de délectation. On se colle aux murs, elle ne comprend pas que si elle court dans le couloir, le bruit de ses pieds battant le carrelage éveille toute la maisonnée (théorie de l'esprit, elle croit qu'elle se cache donc elle est cachée). Dans le salon, je l'observe en douce, son petit bras qui s'étire depuis le dessous de la table pour aller tâtonner dans l'assiette et tomber sur une pépite de chocolat (ç'aurait été de l'or que ça aurait eu moins de valeur). Papi l'a vue, évidemment. Je lui fais chut de l'embrasure, d'un doigt en travers de la bouche. Il fait comme si de rien était et elle revient vers moi triomphante. Elle me dit qu'on est les plus fortes des marmottes, les plus fortes du monde pour les menus larcins, les méfaits sans conséquence. Ne reste plus qu'à manger cette part de brioche en l'entamant chacune d'un côté, au chaud sous la couette.

Elle saute partout, grimpe à la première perche tendue, et continue de vouloir faire la course contre moi alors que je lui mets à chaque fois un boulevard humiliant. Ça la fait rire que je ne la laisse pas gagner. Que je laisse se creuser entre elle et moi les dizaines de mètres qu'il y a entre 5 et 25 ans. Je l'attends au bout du chemin, bras tendus vers elle et elle s'y vautre allègrement. Elle a les joues écarlates et un point de côté, je me demande si elle ne va pas vomir. Je l'ai tellement secouée que quand je la repose par terre elle est pliée en deux, de rire et de tournis. Quand elle tourne les talons, dans son petit manteau, on dirait une miniature animée. De là c'est une petite marionnette, mais il suffit qu'elle lance une de ses remarques cinglantes – « c’était la miiiisèèèèère » pour nous laisser mesurer à quel point elle est dotée d'esprit. 

Pour se dire au revoir, je mime un uppercut. Elle reste bras ballants à rêvasser à d'autres mondes au goût d’amande. Des mondes de tomate-tomate, des mondes de marmottes mutantes, de princesses aux longs cheveux, des mondes où elle doit encore être en train de gamberger sur la métaphore à propos des liens d'amour que j'ai essayé de lui expliquer toute à l'heure.

[- Pourquoi ils sont attachés avec de la ficelle les gens là?
- Ca ma puce c'est une allégorie qui veut dire que l'amour peut créér une dépendance telle qu'elle est comparable à une ligature physique. C'est ce que représentent ces liens. Tu vois en gros, l'amour c'est comme faire ses lacets mais avec quelqu'un. Tu sais faire tes lacets non? Ben voilà.
Elle me regarde une seconde mi-interloquée, mi "tu te moques de moi", et explose de rire] 

Quand elle se réveille de sa torpeur d'enfant (mais défends toi chiffe molle!), elle riposte en agitant vainement ses poings dans les airs, et vient se fracasser le coin de la mâchoire contre mon poing immobile. Même pas elle pleure, la plus courageuse des marmottes. Elle vient se réfugier dans mes bras. Elle passe autour de mon cou ses dix doigts qui dépassent tout juste des longues manches de son pull en laine.

Quand elle s’en va, la maison redevient calme et la migraine point.