Dans le train de
nuit qui me ramène chez moi, je commence à avoir de la fièvre, mais c’était à
prévoir. Mes pensées s’enchainent comme seules des pensées de fièvre peuvent le
faire. Il y a du monde. La peau claire de ma belle voisine ne laisse présager
aucune imperfection et ses jambes sont enlacées avec celles de son ami. Ses
paupières bleutées sont sereinement refermées. Les miennes aussi se ferment,
celles de tout le monde se ferment. Il n’y a pas un bruit alors que nous sommes
nombreux : il y a des gens debout dans chaque inter-compartiment. Drôle
d’atmosphère le train qui ronronne. Un moment que j’adore. Encore plus le matin
très tôt quand chacun s’étire, son café en ligne de mire, arrivé au terminus. Les
sons atténués et lointains me ramènent au ferry, aux paquebots que nous avons
souvent pris et qui s’étalent sur les eaux noires pendant que tous les passagers
dorment sur les sièges Pullman, ou s’accoudent aux rambardes dorées des bars. Dans
mes rêves éveillés, ma voix me dit en rimant que « je ressens de
l’attachement, avec des p’tits rubans, mais en haut les deux pans de tissus
flottent au vent ». Ils claquent au vent. Ils sont séparés et ils prennent
l’air indépendamment l’un de l’autre (bien qu’ils affrontent la même tempête).
Il n’y a pas de couture. Mais en bas, ces petits nœuds délicatement attachés
maintiennent un équilibre, fragile mais des plus heureux.
jeudi 26 septembre 2013
Maeva comme un nénuphar
Cette
semaine, Émilie a dit à T. : « Quand tu regardes Maeva, on dirait que
tu regardes un nénuphar ». T. lui a demandé de s’expliquer. Elle a répondu
« ben ouais mec, un nénuphar c’est une plante aquatique ! »
« et alors ? » « ben je sais pas, c’est rare, quand t’en
vois un t’es content ». Même s’il l’a d’une part mal pris, et d’autre part
bien rigolé, je comprends complètement ce qu’elle a voulu dire. J’ai souvent eu
l’impression pendant ces années qu’il me regardait effectivement comme un
nénuphar. Je n’avais pas pu poser un mot juste dessus. Les autres non plus
surement. Mais dans cette plante il y a tout : la fascination pour la
fleur tendre qui éclot au milieu d’un environnement couleur de vase, cette
grande feuille en forme d’assiette prête à tout accueillir comme une main
ouverte. Les grenouilles, les libellules. Elle s’épanouit dans un milieu marécageux, où l’on
ne pense pas que la délicatesse puisse s’aventurer, mais elle y vient à pas
feutrés. Et bien que la fleur prenne le soleil de plein fouet, tournée vers le
ciel bleu, ses racines plongent dans le mal du fond de l’étang et puisent
dedans la partie obscure nécessaire à toute vie. Des nutriments, des micro-organismes.
Des algues gluantes et grouillantes. Le nénuphar semble flotter mais il est
relié au fond par ce long fil comme un bras de méduse. Comme le ballon d’hélium
au bout du bras de son petit propriétaire. Il oscille mais seulement dans une
certaine fourchette, sa marge de manœuvre semble, de la rive, infinie. Pourtant
il vit dans un périmètre restreint comme tout un chacun. Emprisonné dans le
limon qui tapisse les bas-fonds. Et T. sans s’en rendre compte, observe cette
rareté botanique avec l’œil brulant du naturaliste.
vendredi 6 septembre 2013
Taxi
Lyon
tire sa révérence par la fenêtre du taxi et je lutte pour garder les yeux
ouverts. Je sais que si je laisse faire, je me réveillerais à Calais, et l’addition
sera salée. La route glisse comme sur de la neige en plein mois d’août, dans
cette énorme voiture à la carrosserie noire impeccable, à moins que je ne
confonde deux soirées différentes. Les lumières des immeubles se déforment avec
la courbure des vitres. T. m’attrape la main. Lâcher prise. Nous avons
tellement parlé en tournant en rond, en repensant aux mêmes choses et en se
répondant les mêmes mots. Chacun obnubilé par son propre sort. Je sais que je
lui fais du mal mais que je continuerai de lui en faire. Il sait que si je lui
fais du mal ce n’est pas de ma faute et que je l’aime. Le problème dans tout ça
c’est que personne n’a tort. C’est juste comme ça (ou injuste comme ça). Et
finalement, il n’y a rien à en dire une fois que toutes ces phrases ont été
lessivées et essorées. Sa main est comme une trêve au milieu de la guerre.
Posons les armes. Jetons l’éponge. Déclarons forfait. Je te comprends, tu me
comprends, je sais que tu m’as comprise et que tu sais que je t’ai compris. Derrière
il reste de l’amitié.
Cette
main qui en cherche une autre à l’arrière d’une voiture me ramène aussi à ce
jour où ma grand-mère est morte. Sur le retour de l’hôpital, quels mots j’aurais
pu dire à ma mère de toute façon ? Que ça passerait ? Que ça irait ?
Que les choses s’arrangeraient ? Non, c’était impossible et rien n’aurait
pu atténuer d’un millimètre le choc dans lequel nous étions, elle était. Je ne
sais même plus qui a conduit. Je ne sais plus s’il y avait quelqu’un à la place
du mort.
Ce
geste est le dernier. La dernière chose que nous puissions faire pour ceux qu’on
aime quand il n’y a plus rien à dire.
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