Avant que la musique de ce premier jour de froid ne
me téléporte au milieu d’un monde dans lequel je ne réponds plus de rien, j’ai
juste le temps de me dire que d’une, il va falloir que je recalcule mon quotient
familial, et deux, que ma vie est un grand cru. Et puis je décroche, je
m’entends respirer sereinement comme quand on s’apprête à dormir. Je fais la
mise au point au-delà des vitraux, au chaud, et les bancs inhospitaliers de l’église
deviennent doux « comme des canapés Klipan ». Je suis avec ma
famille, dans la ville où j’ai grandi, avec mon pote, je peux sombrer pour
mille ans je sais que je suis en sécurité et que plus rien ne peut m’arriver. Je
peux baisser ma garde et fondre tranquille. A eux de prendre la relève.
Les musiciens de l’orchestre de Fourvière manient
leurs archets avec brutalité, rendant un tout opaque et chaud qui me traverse
comme du papier de soie. D’un coup, il me paraît incroyable qu’un son pareil
puisse sortir de matières aussi inanimées que du bois et du crin de cheval. Cette
douce enveloppe du dimanche après-midi ne tient pas à grand-chose en fait. C’est
étrange que nous nous asseyions tous ici pour écouter griffer et pincer des cordes,
et que nous y donnions un sens. Pas tout le monde, certes, j’avoue que certains
ici présents lorgnent en douce sur la sortie ou piquent un peu du nez. Mais la
majorité est suspendue. Peut-être (surement) que T. immobile à mes côtés se
pose les mêmes questions que moi, qu’est-ce que la musique etc., ce serait bien
son genre. Ou peut-être qu’il se demande comment tiennent les voutes et les
arcs boutant qui soutiennent l’édifice. Ou peut-être même qu’il lorgne sur la
sortie, je ne sais pas en réalité, car je suis tellement au bord du sommeil que
mes muscles du cou ne répondent plus à l’ordre de tourner la tête.
Je regarde la clarinettiste et je sens une odeur de
soupe monter les escaliers. Son mari remue un potage à réchauffer qui attendait
au frigo, pendant qu’elle répète sa partition à l’étage. Sa robe noire est
pendue à un cintre à la poignée de la porte. Dans la maison, chacun s’efforce
de garder un relatif silence, même les enfants survoltés car demain c’est lundi.
On entend juste le son étouffé qui se glisse au travers des portes entrouvertes
et qui parfois s’arrête net et reprend du début. Monsieur leur a fait faire
leurs devoirs, tant bien que mal, ils sont chiants ces gamins. Mais leur maman est soliste dans l’orchestre
de Lyon, ce n’est pas rien, et elle a un concert à donner demain alors chacun a
fait ce qu’il pouvait.
C’est bizarre. Je revois le bout de mon archet pour
violon trois quart (il est minuscule mon violon). Je sens l’exacte sensation de
mon pouce enfilé dans le jour aplatie et les ongles de ma grand-mère qui me
rentraient toujours un peu dans la peau quand je jouais. Je ne me souviens pas
avoir aimé ces leçons, c’était une corvée je crois. Avec le recul, ce qui me
plait de ce souvenir que je n’avais jamais vu refaire surface, ce sont les
vieilles partitions jaunies dont la couverture était une gravure bleue. Tout
droit sorties d’un autre siècle. Mais aucun morceau ne me revient.
J’ai passé tellement de temps dans la vie des
musiciens et dans les souvenirs de la non musicienne que j’étais vouée à
devenir, qu’on a déjà passé la moitié du programme. Cette sérénade enfin prend
fin (je déteste les sérénades, au même titre que les jérémiades) et laisse
place à d’autres morceaux envoutants. Ce que j’aime dans la musique classique c’est
qu’un morceau n’a pas l’obligation de rester triste ou joyeux. Il peut toucher
le fond, devenir dépressif et anxiogène, et que petit à petit des notes de
printemps apparaissent comme une éclaircie. De la même manière, un passage
enjoué où l’on s’imagine des moineaux en tous sens n’est pas à l’abri d’un
assombrissement soudain, et de basculer au fond du gouffre. Ce sont des
sentiments réels, tels qu’ils existent dans nos journées. On peut d’un seul
coup se crasher dans son verre alors que l’on rit entre amis. Ou se relever d’une
épreuve où l’on se voyait rester sur le carreau.
Est-ce qu’il y a d’autres manières de passer un
dimanche d’octobre que celle-ci ? Non, il n’y en a pas d’autres.