Je suis fière de marcher à leurs côtés ce matin,
dans cette joyeuse grisaille. Je ressens ce vertige de se dire que la vie est
tellement belle que son cœur va imploser. D’ailleurs, tous les deux à leur
manière ronchonnent. Et je me retrouve pour la millième fois à vouloir leur
faire part de quelque chose qui en fait est incessible (mon fardeau !),
puisqu’il s’agit seulement du monde filtré à travers mon prisme. Et ce prisme malheureusement
n’est pas reproductible, car il découle d’un nombre trop grand de facteurs. Ce serait
comme leur offrir mes lunettes de vue, les pauvres. A défaut de pouvoir leur
offrir ce que j’aimerais le plus, je taquine T. dans les allées du marché aux
puces (il n’a toujours pas compris que c’était de cette manière-là que tout mon
amour se manifeste), et je leur paye un café-cookie dans la délicieuse
boulangerie Bettant. Je me sens étonnamment forte à leurs côtés. Le petit
moment où je faisais la queue devant les panières de viennoiseries brillantes
est un des moments où le cœur explose. Je les entends vaguement parler sans
distinguer ce qu’ils se disent parmi le brouhaha ambiant, je sais qu’ils m’observent.
Ils en ont rarement l’occasion, ce n’est jamais moi qui passe les commandes. Plus
tard, sur le retour, T. me confia qu’à ce moment-là mon père lui disait « elle
est magnifique ma fille hein ? ». C’est peut-être sous cette
bienveillance que mon cœur explosait.
Après un long moment autour de la petite table
ronde, à siroter nos cafés –enfin moi je sirote, eux ont terminé depuis
longtemps – commence une errance au hasard des stands, mon père parlant à tout
le monde (je n’ai même pas le cœur à en avoir honte ce matin, c’est dire !),
T. une main dans la poche, une main tenant la cigarette électronique. La météo
est maussade mais par chance il ne pleut pas, il y a beaucoup de promeneurs, des
odeurs de saucisson cuisant dans des fours traditionnels, des objets immondes,
du mobilier splendide, des curiosités et des raretés. Des arbres, des cuvettes
de toilette, des armes, des hot-dogs, des livres, des pèse-lettres, des fruits,
des bijoux, des animaux empaillés du plus mauvais goût, des berceaux en bois
peint. Et surtout : il y a les sifflements des hommes, la signature sonore
de ce lieu qui nous a bercés toutes ces années. Mon père demande pour moi le
prix des montres à gousset pour me faire un pendentif. Nous rions comme des
gamins. Nous serrons des mains dont on ne sait pas où elles ont trainé, et
quelles autres mains elles ont serrées avant nous. C’est la douce loi de la transmission
des germes de la brocante, qui horrifie ma mère. Quand je rentre du marché, je
me lave toujours les mains pendant de longues minutes comme une obsessionnelle
pour me débarrasser de cette crasse qui n’existe peut-être que dans ma tête.
Il y a un stand que j’aime surement plus que tous
les autres. Celui de la très vieille dame qui vend les étoffes anciennes.
Adolescente, je cherchais des corsets dans les cartons mal rangés, sans jamais
en trouver parce que ces objets partent comme des petits pains. Les femmes s’arrachent
ce genre de trésors. Aujourd’hui, mes mains se promènent sur les torchons
brodés empaquetés de ruban, plongent dans la dentelle, enfilent de minuscules
gants rapiécés et magnifiques. Il y a de tout petits tricots pour bébés pendus
à de tous petits cintres. Je pense à La
liste de mes envies.
Il m’est souvent venu l’idée que je ne méritais pas
ma vie, ou que je ne comprenais pas d’où sortait cette « chance du quotidien ».
Il arrive même que cette pensée m’empêche de dormir. Que je me sente coupable d’usurper
quelque chose, de rafler la mise. La vie me sert des petits fours sur des
plateaux d’argent : « Mademoiselle vous permettez ? Mademoiselle
vous dansez ? Si mademoiselle veut bien se donner la peine ». Mais
pourquoi à moi ? Je n’ai rien fait qui mérite qu’on me serve en costume trois
pièces. Ni qu’on m’écrive des lettres à l’encre de raisin, avec un cachet de
cire. Ni qu’on me verse si souvent du bon vin, qu’on me cuisine une poule au
pot quand je passe en coup de vent.
Les sentences de T. n’aident pas à dissiper ce
doute : « Si on est tous malheureux autour de toi, c’est que tu
prends tout. Tu es heureuse pour tout le monde à la fois ». J’aimerais
qu’ils goutent à ce vertige au moins une fois, tous, au lieu de me regarder
avec cet air exaspéré. Je le dévisage en marchant (il ne semble jamais se
rendre compte de ces choses-là), établissant la liste des moyens pour un jour lui
faire voir ce que je vois. Toujours cette histoire de prisme. Tout ce que j’y
gagne c’est un talon dans le caniveau et une cheville tordue tellement fort que
le haut de ma botte a touché le goudron.
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