lundi 7 octobre 2013

Un instant chez Bettant



Je suis fière de marcher à leurs côtés ce matin, dans cette joyeuse grisaille. Je ressens ce vertige de se dire que la vie est tellement belle que son cœur va imploser. D’ailleurs, tous les deux à leur manière ronchonnent. Et je me retrouve pour la millième fois à vouloir leur faire part de quelque chose qui en fait est incessible (mon fardeau !), puisqu’il s’agit seulement du monde filtré à travers mon prisme. Et ce prisme malheureusement n’est pas reproductible, car il découle d’un nombre trop grand de facteurs. Ce serait comme leur offrir mes lunettes de vue, les pauvres. A défaut de pouvoir leur offrir ce que j’aimerais le plus, je taquine T. dans les allées du marché aux puces (il n’a toujours pas compris que c’était de cette manière-là que tout mon amour se manifeste), et je leur paye un café-cookie dans la délicieuse boulangerie Bettant. Je me sens étonnamment forte à leurs côtés. Le petit moment où je faisais la queue devant les panières de viennoiseries brillantes est un des moments où le cœur explose. Je les entends vaguement parler sans distinguer ce qu’ils se disent parmi le brouhaha ambiant, je sais qu’ils m’observent. Ils en ont rarement l’occasion, ce n’est jamais moi qui passe les commandes. Plus tard, sur le retour, T. me confia qu’à ce moment-là mon père lui disait « elle est magnifique ma fille hein ? ». C’est peut-être sous cette bienveillance que mon cœur explosait. 

Après un long moment autour de la petite table ronde, à siroter nos cafés –enfin moi je sirote, eux ont terminé depuis longtemps – commence une errance au hasard des stands, mon père parlant à tout le monde (je n’ai même pas le cœur à en avoir honte ce matin, c’est dire !), T. une main dans la poche, une main tenant la cigarette électronique. La météo est maussade mais par chance il ne pleut pas, il y a beaucoup de promeneurs, des odeurs de saucisson cuisant dans des fours traditionnels, des objets immondes, du mobilier splendide, des curiosités et des raretés. Des arbres, des cuvettes de toilette, des armes, des hot-dogs, des livres, des pèse-lettres, des fruits, des bijoux, des animaux empaillés du plus mauvais goût, des berceaux en bois peint. Et surtout : il y a les sifflements des hommes, la signature sonore de ce lieu qui nous a bercés toutes ces années. Mon père demande pour moi le prix des montres à gousset pour me faire un pendentif. Nous rions comme des gamins. Nous serrons des mains dont on ne sait pas où elles ont trainé, et quelles autres mains elles ont serrées avant nous. C’est la douce loi de la transmission des germes de la brocante, qui horrifie ma mère. Quand je rentre du marché, je me lave toujours les mains pendant de longues minutes comme une obsessionnelle pour me débarrasser de cette crasse qui n’existe peut-être que dans ma tête. 

Il y a un stand que j’aime surement plus que tous les autres. Celui de la très vieille dame qui vend les étoffes anciennes. Adolescente, je cherchais des corsets dans les cartons mal rangés, sans jamais en trouver parce que ces objets partent comme des petits pains. Les femmes s’arrachent ce genre de trésors. Aujourd’hui, mes mains se promènent sur les torchons brodés empaquetés de ruban, plongent dans la dentelle, enfilent de minuscules gants rapiécés et magnifiques. Il y a de tout petits tricots pour bébés pendus à de tous petits cintres. Je pense à La liste de mes envies

Il m’est souvent venu l’idée que je ne méritais pas ma vie, ou que je ne comprenais pas d’où sortait cette « chance du quotidien ». Il arrive même que cette pensée m’empêche de dormir. Que je me sente coupable d’usurper quelque chose, de rafler la mise. La vie me sert des petits fours sur des plateaux d’argent : « Mademoiselle vous permettez ? Mademoiselle vous dansez ? Si mademoiselle veut bien se donner la peine ». Mais pourquoi à moi ? Je n’ai rien fait qui mérite qu’on me serve en costume trois pièces. Ni qu’on m’écrive des lettres à l’encre de raisin, avec un cachet de cire. Ni qu’on me verse si souvent du bon vin, qu’on me cuisine une poule au pot quand je passe en coup de vent.

Les sentences de T. n’aident pas à dissiper ce doute : « Si on est tous malheureux autour de toi, c’est que tu prends tout. Tu es heureuse pour tout le monde à la fois ». J’aimerais qu’ils goutent à ce vertige au moins une fois, tous, au lieu de me regarder avec cet air exaspéré. Je le dévisage en marchant (il ne semble jamais se rendre compte de ces choses-là), établissant la liste des moyens pour un jour lui faire voir ce que je vois. Toujours cette histoire de prisme. Tout ce que j’y gagne c’est un talon dans le caniveau et une cheville tordue tellement fort que le haut de ma botte a touché le goudron.

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