Effectivement il y a une grenade-à-tic-tac dans ma tête. Minuscule douleur (dans la moindre articulation) dont on peut s’accommoder sans
trop d’effort. Du matin jusqu’au soir et du
soir au matin. Luttant inconsciemment contre cette névralgie, je viens à bout
de mon travail, de mes courriers, de mes coups de fil. Je déploie toute mon énergie
pour arracher un contact œil-oeil au petit T. dont les yeux menacent de s’emplir
de larmes à chaque nouveau mot que je prononce. Abandonnons tout ça, ne pleure
pas (pas avec moi !) et dessinons plutôt les fonds marins de nos rêveries
personnelles. Je fais des pieds et de mains « waou ! regarde-moi ça ! »
« mais dis-donc, en voilà un beau poisson ! ». « C’est un
porquépine» dit-il.
Vaisselle
+ caisse d’allocations familiales + poster la lettre + zapper + TER + TAG +
RSI. Endosser les chèques. Passer à la banque. Des TIP, des RIB, l’ACCRE, le
PPRE, le PPS. L’ADA-PL. Signer. Soussigner.
C’est
une belle journée. Octobre commence et j’ouvre les yeux sur un ciel bleu moutonneux,
en pensant au pur jus de clémentines pressées qui m’attend au frais. Il fait
tellement soleil que je marcherai jusqu’aux bien lointains bureaux de l’URSSAF,
ce sera toujours ce plaisir dans la poche. Je décline pour la centième fois me semble-t-il,
mon identité à la jeune fille de l’accueil. Mon SIRET, mon immatriculation, mon
numéro de sécu. Elle fixe l’écran, du temps passe, des gens s’ajoutent à la
file d’attente les doigts croisés sur des pochettes plastiques. J’attends qu’elle
dise quelque chose. Et le couperet tombe : « Je ne comprends pas ».
Je repense à je ne sais plus qui ou quoi qui m’expliquait un jour la violence
que représentent les administrations. Une forme de violence muette à laquelle
nous sommes exposés sans nous en rendre compte, et qui nous fait petit à petit
perdre des points de vie, ni vu ni connu.
« Patientez
en salle d’attente un conseiller va vous recevoir, bureau numéro 3. »
Je
remets la bride de mon sac sur mon épaule. Le trajet jusqu’au siège me semble
infini, le hall immense. J’entends mes sandales sur le carrelage –l’une plus aigüe que l’autre-,
je m’assois et regarde mes mains. Cette « veine vaine » qui court de
mon poignet à mon pouce gauche. Celle qui dessine ce drôle de relief et me
captive quand je me sens défaillir. Cette veine bleue liée au sentiment d’étrangeté
me dit « tu es vivante, il y a du sang là-dedans. Quand tu travailles,
quand tu dors, quand tu caresses une peau ou prends des notes, cette veine est
toujours là à pulser par un processus inébranlable. Que tu sois heureuse ou
malheureuse, riche ou pauvre ». Je lis de loin les plaquettes et les
affiches sur les régimes fiscaux. Je sens que je vais pleurer.
Retenant
in extrémis le flux salé qui me montait aux yeux, la conseillère me fait signe
que c’est à moi. « On va trouver une solution » « Merci, j’en
peux plus » (il fallait que je le dise à quelqu’un) « Je vous
comprends, ne vous inquiétez pas je vais tout arranger». Et elle a tout
arrangé. Et je suis ressorti au grand air dans cette journée toujours
magnifique.
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