lundi 7 octobre 2013

Mon grand cru classé



Avant que la musique de ce premier jour de froid ne me téléporte au milieu d’un monde dans lequel je ne réponds plus de rien, j’ai juste le temps de me dire que d’une, il va falloir que je recalcule mon quotient familial, et deux, que ma vie est un grand cru. Et puis je décroche, je m’entends respirer sereinement comme quand on s’apprête à dormir. Je fais la mise au point au-delà des vitraux, au chaud, et les bancs inhospitaliers de l’église deviennent doux « comme des canapés Klipan ». Je suis avec ma famille, dans la ville où j’ai grandi, avec mon pote, je peux sombrer pour mille ans je sais que je suis en sécurité et que plus rien ne peut m’arriver. Je peux baisser ma garde et fondre tranquille. A eux de prendre la relève.

Les musiciens de l’orchestre de Fourvière manient leurs archets avec brutalité, rendant un tout opaque et chaud qui me traverse comme du papier de soie. D’un coup, il me paraît incroyable qu’un son pareil puisse sortir de matières aussi inanimées que du bois et du crin de cheval. Cette douce enveloppe du dimanche après-midi ne tient pas à grand-chose en fait. C’est étrange que nous nous asseyions tous ici pour écouter griffer et pincer des cordes, et que nous y donnions un sens. Pas tout le monde, certes, j’avoue que certains ici présents lorgnent en douce sur la sortie ou piquent un peu du nez. Mais la majorité est suspendue. Peut-être (surement) que T. immobile à mes côtés se pose les mêmes questions que moi, qu’est-ce que la musique etc., ce serait bien son genre. Ou peut-être qu’il se demande comment tiennent les voutes et les arcs boutant qui soutiennent l’édifice. Ou peut-être même qu’il lorgne sur la sortie, je ne sais pas en réalité, car je suis tellement au bord du sommeil que mes muscles du cou ne répondent plus à l’ordre de tourner la tête.
Je regarde la clarinettiste et je sens une odeur de soupe monter les escaliers. Son mari remue un potage à réchauffer qui attendait au frigo, pendant qu’elle répète sa partition à l’étage. Sa robe noire est pendue à un cintre à la poignée de la porte. Dans la maison, chacun s’efforce de garder un relatif silence, même les enfants survoltés car demain c’est lundi. On entend juste le son étouffé qui se glisse au travers des portes entrouvertes et qui parfois s’arrête net et reprend du début. Monsieur leur a fait faire leurs devoirs, tant bien que mal, ils sont chiants ces gamins.  Mais leur maman est soliste dans l’orchestre de Lyon, ce n’est pas rien, et elle a un concert à donner demain alors chacun a fait ce qu’il pouvait. 

C’est bizarre. Je revois le bout de mon archet pour violon trois quart (il est minuscule mon violon). Je sens l’exacte sensation de mon pouce enfilé dans le jour aplatie et les ongles de ma grand-mère qui me rentraient toujours un peu dans la peau quand je jouais. Je ne me souviens pas avoir aimé ces leçons, c’était une corvée je crois. Avec le recul, ce qui me plait de ce souvenir que je n’avais jamais vu refaire surface, ce sont les vieilles partitions jaunies dont la couverture était une gravure bleue. Tout droit sorties d’un autre siècle. Mais aucun morceau ne me revient. 

J’ai passé tellement de temps dans la vie des musiciens et dans les souvenirs de la non musicienne que j’étais vouée à devenir, qu’on a déjà passé la moitié du programme. Cette sérénade enfin prend fin (je déteste les sérénades, au même titre que les jérémiades) et laisse place à d’autres morceaux envoutants. Ce que j’aime dans la musique classique c’est qu’un morceau n’a pas l’obligation de rester triste ou joyeux. Il peut toucher le fond, devenir dépressif et anxiogène, et que petit à petit des notes de printemps apparaissent comme une éclaircie. De la même manière, un passage enjoué où l’on s’imagine des moineaux en tous sens n’est pas à l’abri d’un assombrissement soudain, et de basculer au fond du gouffre. Ce sont des sentiments réels, tels qu’ils existent dans nos journées. On peut d’un seul coup se crasher dans son verre alors que l’on rit entre amis. Ou se relever d’une épreuve où l’on se voyait rester sur le carreau. 

Est-ce qu’il y a d’autres manières de passer un dimanche d’octobre que celle-ci ? Non, il n’y en a pas d’autres.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il est sans doute intéressant de savoir que T à ce moment précis ne se demandait pas comment les voûtes tenaient au dessus de sa tête. NON!! Bien au contraire, il se demandait si elles étaient symétriques sur toutes leur cotes et si on pouvait tracer une matrice imaginaire à trois dimensions pour vérifier qu'elles pouvaient chacune s'inscrire individuellement dans un même cube de la matrice.

T.